Bien sûr, il y eut Guillevic, monsieur Pérard et quelques autres ! Mais il y eut d’abord et avant tout, des centaines de textes avec des mots et leurs rencontres. “La ballade de la visite nocturne” de Max Jacob, publiée chez René Debresse en 1938, est non seulement l’une d’elles, mais ce fut “la rencontre fondatrice”. Et j’ai la chance aujourd’hui de pouvoir mettre un mot dessus, de pouvoir le dire et de remercier ! C’est le texte qui m’a donné envie d’avancer, d’explorer et de donner à mon tour, d’écrire, humblement, mais de toutes mes forces. 
Merci Joseph. Merci Monsieur. 
Merci à vous, 
Max.
Quel hiver fut celui de 1929 ! Paris était de velours blanc, ses fenêtres en pierre de lune.

Cette nuit-là, cette nuit de décembre, je m’éveillai dans la douillette chambre, hôtel Nollet. Je m’éveillai avec les raisons hagardes de la folie. Dans la douillette chambre, chaudement, de laine épaisse, à cause du gel, je m’habillai (il était bien deux heures…) avec de bons gants velus et les raisons hagardes de la folie.

« Par ce froid, par cette nuit, par cette neige, où donc allez-vous à cette heure ? demandait le veilleur de nuit, à cette heure vous ne trouverez pas de taxi. » « Veilleur de nuit, je vais au Cirque du Temple ! » Quel hiver fut celui de 1929. Paris était de velours blanc, ses fenêtres en pierre de lune et chaque rue : ombre et lumière.

« Chauffeur transi, conduisez-moi, allez donc, je vous en prie, boulevard du Temple, au 108.  C’était le seul taxi, le seul, courant dans Paris à cette heure et dans la neige non souillée, à cette heure non souillée. Ah ! qu’il avait neigé ! Alors mes yeux de feu, mes yeux d’apparition mystique ont contemplé cette fenêtre, la fenêtre où tu dors parmi les liens de tes parents, où tu dors, moi assis sur la neige d’un banc et ta fenêtre, ta fenêtre en pierre de lune.

« C’est-y que vous êtes un somnambule, demanda le chauffeur de taxi, inquiet, car d’un malfaiteur, vous n’en avez point l’air. Sa maison était devant moi, sa maison avec la fenêtre, pareille à toutes les fenêtres : nacre, mica ou pierre de lune ; alors dans un rêve ou dans un sourire, comme un ange descendu exprès pour elle d’un paradis, j’allai toucher cette maison, – ôtez vos gants, ôtez vos gants ! – puis la porte de sa maison. 

Ô toi qui dors à cet étage parmi les liens de tes parents, sens-tu qu’on touche à ta maison ? Verras-tu dans ton rêve, endormie, celui qui touche à la porte, à cette porte de ta maison. Ôtez vos gants, ôtez vos gants. 

Le taxi rama, ramena, presque évanoui de joie, de froid, d’amour, un homme en pleurs, en pleurs de joie, d’amour, de froid, d’amour, un homme en pleurs.

Déjà, dit le veilleur de nuit, la nuit presque endormi, le veilleur de nuit de l’hôtel Nollet. Si c’était un mannequin mécanique, une victime hypnotisée… il monta l’escalier, charmant, étroit, doré de la minuterie… Si c’était moi… ou elle en moi : je ne sais qui c’était : moi ? elle en moi ? Elle, je la voyais le jour et la nuit et non chaque jour et non chaque nuit, elle ne sut rien de cette nuit de décembre, en elle, en moi, de cette visite nocturne vers le mur blanc, vers la porte du chêne, en ce Paris de velours blanc, de pierre de lune, ombre et lumière en chaque rue,… ne sut rien de cette visite. 

Après la mort de mon amour, oh ! de longs mois après, la douleur et la joie d’avoir aimé (t’aimè-je encore ?) après l’obscur charnier des ruptures sanglantes, et morte et mort et toi en moi, et moi en toi, et morte et mort, moi que voici et toi que là-bas, je te parlai, ô l’angélique, je te parlai de cette visite dans la neige à la porte de ta maison en ce Paris de velours blanc, de pierre de lune, ombre et lumière en chaque rue.

« Je savais que vous êtes fou, car, tous les médecins vous le diront, les plus vrais fous sont les plus calmes. »

Et morte, et mort et toi en moi et moi en toi, et morte et mort, moi que voici et toi là-bas.
Ballade de la visite nocturne


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Lettre de Max Jacob à Joseph Pérard

avril 1927


“À l'âge de 14 ans, je fis si bien semblant d'être malade que je le fus vraiment. On m'envoya dans une maison de santé où l'on soignait les enfants de mon âge et des deux sexes. Il y avait là toute une famille qui y avait transporté ses pénates. C'étaient de riches marchands de vins. Comme j'étais plein de romans, je crus que je devais devenir amoureux et je choisis la plus âgée des jeunes malades. Je baisais le bas de sa robe et elle rougissait ; je faisais le jaloux quand elle dansait avec un étudiant roumain qui, d'autre part, m'initiait à la musique. Combien d'années et d'années passèrent. J'étais déjà un poète connu ou presque quand mes parents eurent en leur magasin de curiosités bretonnes, la visite de la soeur de "l'élue" et de ses nouvelles. Elle était mariée et mère de nombreux enfants. J'eus aussi, d'autres années après, des rapports avec son frère. Il m'apprit que leurs parents étaient morts et que sa soeur "l'élue" avait quatre enfants. Des années après, je reçus la visite d'un de ses enfants, un poète qui voulait ma protection.

Encore des années et des années, nous voici pendant la guerre. Le poète me rencontre au Théâtre des Champs-Élysées et m'aborde. "Ma mère est au Foyer. Elle veut vous voir." J'accours tout rouge d'émotion. Je trouve une belle femme de 40 ans, très habillée, flanquée de fils, de gendres, de filles, de beaux-frères et de belles-soeurs et d'un mari : le tout style Dufayel. Je m'incline, on s'incline. Nous nous éloignons :
"Vous ne m'auriez pas reconnue ?
- Vous n'avez pas changé.
- Vous, ce sont les yeux qui sont les mêmes.
- Vous souvenez-vous du croquet dans le jardin, et du croquet sur le billard ? Et le docteur ? Est-ce qu'il est mort ? et un tel ? et une telle ? et la musique, etc. Alors, elle me prend la main solennellement et cette petite femme me dit gravement : "Je me rappelle tout... tout."

Alors, j'ai senti une grande stupeur, une grande leçon. Ainsi cette femme avait attaché une importance de toute sa vie à la petite comédie d'un futur bachelier ! Quelle leçon ! Quels châtiments méritent les hommes qui troublent les sentiments des femmes. Quelle tristesse aussi que cette destinée de mère, d'épouse, qui n'a probablement jamais eu d'autre roman dans sa vie que cette pauvre comédie d'enfants et pour enfants. Oui, mon histoire est belle, à cause de ce qu'elle fait penser de la vie des pauvres honnêtes femmes quand elles n'ont pas eu le bonheur d'aimer vraiment leur mari. Et une femme qui parle de ce ton, n'a jamais dû aimer son mari. J'en ai gros coeur lorsque j'y pense.”



“Max Jacob l’universel” de Joseph Pérard
 éditions Alsatia, Colmar 1974
Voici une confidence que Max Jacob fit à
Joseph Pérard, dix ans avant 
d’écrire ce poème :
Ce poème est l’un des tout derniers 
que publia Max Jacob de son vivant. 
Il a été réédité chez GALLIMARD 
en 1970  sous le titre “Ballades”.http://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Jacobhttp://www.gallimard.fr/shapeimage_7_link_0shapeimage_7_link_1
Max Jacob
Monsieur Pérard n’aurait pas aimé que l’on parle de lui. Il était pudique. Il avait 74 ans lorsque je l’ai rencontré. J’étais pensionnaire, apprenti bachelier et lui mon professeur de français. Avant de devenir ce maître et l’éveilleur patient qu’il fût pour moi et pour beaucoup d’entre nous, il avait été journaliste à Paris, critique, poète, et traducteur. En 1954, désireux de donner une nouvelle orientation à sa vie, il décida d’aller près de Naples, rendre visite au Padre Pio, ce capucin qui vivait les stigmates de la Passion. En chemin, il s’arrêta dans la Drôme chez Marthe Robin. Il y resta et rejoignit l’école de garçons qu’elle venait de fonder. Il y est mort en 1977, le jour de la Saint Joseph. Il n’est jamais allé à Pietrelcina.

Il rencontra Max Jacob en 1926. Il avait 26 ans, Max Jacob le double. Ils devinrent et restèrent amis près de vingt ans, jusqu’à la mort de ce dernier. Lorsque Max Jacob s’installa à l’hôtel Nollet, une pension modeste de Montmartre que fréquentaient Joseph Pérard et toute l’intelligentsia des arts et des lettres du moment, ils se virent tous les jours. Joseph Pérard y côtoya non seulement Picasso, Braque ou Breton, mais aussi Georges Rouault qui avait une grande affection pour lui et Céline qui lui permit de publier            « Madec le paladin », son premier livre, un roman. Mais c’est Max Jacob, l’universel, le peintre, esthète, inspirateur et poète qui resta « le seul homme » disait-il « qu’il aura jamais réussi à tutoyer ». 

Passée la cinquantaine, ce désir de se mettre clairement en retrait des paillettes et des lumières et de ne plus se dévouer qu’aux travaux spirituels et à la littérature, participaient de cette intimité qui, par-delà les années, les liait, lui le béni, l’autre le bon, l’un à Saint Benoit, l’autre à Saint Bonnet.

À Saint Bonnet justement, la salle de classe où il enseignait était sans passé, sans histoire, au fond d’un préfabriqué. Venant d’un autre bâtiment, nous étions souvent là les premiers. Nous l’entendions alors s’approcher du pas décidé, mais lent – du pas de ceux qui se méfient des courants d’air. Il était léger. Il portait un béret, en arrière, ce qui lui laissait le front dégagé. Ses sourcils du coup, grands et bien dessinés, lui donnaient parfois des allures de Monsieur Loyal. L’homme était soigné, élégant dans ses gestes et les rythmes qu’il nous proposait. Arrivé sur le pas de la porte, il nous regardait, nous saluait et seulement alors accrochait son manteau. Les jours d’hiver, il gardait une écharpe délicatement nouée dans sa veste. Ses costumes étaient tous gris et ses chemises, un peu larges à l’encolure, boutonnées, étaient portées sans cravate. Le silence installé, il nous invitait alors à réciter avec lui une dizaine de chapelet. Et quelles que furent nos convictions d’adolescents, ces deux ou trois minutes contribuaient à nous faire entrer dans un autre temps. Puis il s’asseyait derrière le bureau, installait sa chaise, en équilibre sur les pieds arrière, chaussait ou rectifiait ses lunettes, empoignait son livre et nous emportait, le temps de la lecture. Parfois il levait une main pour attirer notre attention sur tel vers de Racine ou tel mot de Chateaubriand, Stendhal ou de Flaubert, et nous faire ainsi goûter à la magie de l’assemblage des relatives ou de la juste pesée des mots. L’autre main tenant toujours le livre, ce simple geste l’entraînait parfois dangereusement en arrière. Aussi s’interrompait-il le temps de négocier son retour à l’équilibre et de reprendre tranquillement le fil, comme si de rien n’était, un sourire discret dans les yeux. Nous étions une bonne trentaine, mais personne parmi nous n’aurait eu l’idée de rire, ni de brouiller cet éblouissement silencieux. Sa voix, claire et ronde, portait peu, mais la magie opérait. De temps en temps il demandait à l’un de nous de lire à sa place : et là encore, personne n’aurait eu l’idée d’hésiter. Il estimait important, je crois, de nous apprendre qu’un livre était fait d’abord avec des mots. 

Combien de fois suis-je allé avec Guy, le week-end, passer une heure ou deux dans son appartement ? Nous prétextions avoir des projets, vouloir discuter d’une rédaction ou des annales du bac, alors que nous ne voulions que l’entendre évoquer Matorel ou le « pauvre Jacob ». Il nous recevait autour de son bureau, dans un salon petit mais chaleureux. Il y avait des livres partout et des croquis pendus, posés ou accrochés. Quelques dessins et des petites gouaches portaient des signatures aussi magiques à nos yeux que celles de Jacob ou d’Utrillo, ou d’autres encore que nous ne connaissions pas encore comme Marquet que Matisse admirait ou Lorjou, ce peintre que je redécouvre et trouve fascinant. Peu de photos. Dans nos moments les plus précieux, il nous dévoilait l’une de ces centaines de méditations quotidiennes, manuscrites et souvent illustrées, que son ami lui avait envoyées. « C’est le meilleur de Max Jacob, il est là tout entier, dans son humilité et dans sa vérité ». Il en publia une cinquantaine en 1974.

éducateur profondément croyant et humaniste, Monsieur Pérard avait, dans les yeux, un sourire pour accueillir et, sur les lèvres, un mot gentil qui vous donnait envie de vous lever, d’aller à la rencontre du monde et de vous-même. « Nous ne valons que par nos révolutions de palais » répétait-il, reprenant Max Jacob, mais « que ma dernière heure soit la plus belle de toutes, entièrement ouverte à la lumière, à l’amour et à la vie » ajoutait-il de toutes ses forces. 

Merci Monsieur, merci.

















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Joseph Pérard 
René Fabbri, 1976
Max Jacob
F. Lefèvre - 1924
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Max Jacob.  Rogi André- 1937
Joseph Pérard
Konstanty Brandel  
1937http://www.academie-polonaise.org/pl/images/stories/pliki/PDF/Roczniki/R9/tramer.pdfshapeimage_15_link_0

L’article a été proposé à LETTRES & MOTS, revue semestrielle de l’association des Amis de Max Jacob

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